Reprendre le pas
- Stefast
- 13 juil.
- 3 min de lecture
Dans les grandes villes, le temps ne s’affiche pas seulement sur les horloges. Il palpite dans les pas des passants, se précipite aux carrefours, ralentit dans les ruelles, halète dans les stations de métro. Ce projet — Le Metrónomo de Mégalopoles — est né de cette intuition : que le temps n’inscrit pas seulement dans les montres, sinon les corps et partout ailleurs
.
Nous marchons, tous, et chacun à son rythme. Mais ce rythme n’est pas toujours libre. Il est desfois dicté par le lieu, le travail, l’accès aux ressources, la pression sociale. C’est pourquoi nous avons choisi de mesurer ce qui semble banal : le pas.
Méthodologie
Trois lieux par ville, trois battements différents : le centre d’affaires où tout converge ; le quartier aisé, qui s’offre le luxe de ralentir ; et les périphéries populaires, où le pas est à la fois entravé et pressé.
à la sortie du métro, à l’heure où tout s’accélère, nous mesurons les BPM des corps. Un simple métronome et des yeux attentifs. Rien d’invasif, tout est observation. Et puis, les notes : météo, lumière, ambiance. Car le temps, c’est aussi l’air qu’on respire. Nous veillons à obtenir un échantillon d’au moins 50 personnes par lieu, réparties sur une heure pleine.
Un projet qui marche dans les pas d’autres penseurs
Reprendre le pas, c’est aussi emprunter les sentiers ouverts par des penseurs, artistes et géographes qui ont tenté de penser la ville autrement, en ralentissant la marche ou en l’écoutant vraiment.
Parmi eux, Richard Wiseman, psychologue britannique, offre une base empirique : en 2007, il a mesuré la vitesse de marche moyenne dans 32 grandes villes, révélant que les citadins marchent en moyenne 10% plus vite qu’il y a 20 ans. Son étude chronométrer les pas et attibue une vitesse unique par ville.
Dans un registre plus humain, Henri Lefebvre, dans Rhythmanalyse (1992), propose d’observer la ville non pas comme un objet figé, mais comme un tissu de rythmes imbriqués : biologiques, sociaux, politiques. Le corps y devient un capteur de vibrations : « toute ville est polyrythmique ». Le trottoir n’est pas qu’un lieu de passage, mais un champ de résonances. En comptant les pas, en mesurant leur cadence selon les quartiers, on suit le conseil de Lefebvre : « écouter avec le corps », sentir ce que les vitesses urbaines disent des inégalités d’accès au temps.
Barbara Adam, sociologue britannique du temps, insiste dans Timewatch: The Social Analysis of Time (1995) sur le fait que le temps est produit socialement : nous ne le subissons pas, nous l’organisons, le découpons, le marchandons. Ce projet s’accorde ainsi à sa critique de la « vitesse imposée » par les logiques productivistes. Mesurer les rythmes urbains, c’est révéler comment certains habitants vivent dans l’urgence, tandis que d’autres évoluent dans un temps plus souple et maîtrisé.
Enfin, Milton Santos, géographe brésilien, va plus loin encore en montrant que la fracture temporelle traverse l’espace urbain. Dans La nature de l’espace (1996), il décrit une mondialisation qui accélère tout… mais pas pour tout le monde. Certaines zones urbaines accèdent à la vitesse (autoroutes, high-tech, finance), d’autres sont laissées dans l’immobilité ou la lenteur contrainte (transports défaillants, trajets interminables). Mesurer le BPM des pas à la sortie d’un métro de quartier riche, puis populaire, c’est cartographier cette inégalité de l’accélération.
Car, marcher dans les pas des autres, c’est une manière de faire lien : entre disciplines, entre époques, entre passants. C’est reconnaître que nos pieds suivent des trajectoires marquées par l’histoire et l’espoir. En ralentissant, en mesurant, en écoutant… nous redonnons du poids au pas.
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